Le Tribunal administratif de Paris condamne l’Etat pour les préjudices causés à l’environnement par les produits phytopharmaceutiques

Par un jugement en date du 29 juin 2023, le Tribunal administratif a marqué un pas supplémentaire dans la responsabilisation des pouvoirs publics en matière environnementale. Il reconnait que l’Etat a commis des fautes face à un usage déraisonnable des produits phytopharmaceutiques sur le territoire français et estime qu’il existe un lien direct et certain avec des préjudices écologiques.

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Depuis plusieurs années, le juge administratif français se montre de plus en plus sensible aux incidences de l’action (ou de l’inaction) de l’Etat ou des collectivités en matière environnementale. Dirigé vers cette voie tant par l’accroissement des dispositions nationales et supranationales régissant la protection de l’environnement (constitutionnalisation de la Charte de l’environnement en 2005, lois Grenelle de 2009 et 2010, Accords internationaux de Paris de 2015 pour le climat, consécration dans le code civil d’une obligation de réparer les préjudices écologiques par la loi pour la reconquête de la biodiversité en 2016 etc.) que par une forte pression de l’opinion publique, il a su faire évoluer son office.

Dans le contentieux de l’excès de pouvoir d’abord, les affaires « Les Amis de la Terre » (CE, 12 juillet 2017, Les Amis de la Terre I, n°394254 ; CE, 10 juillet 2020, Les Amis de la Terre II, n°428409 ; CE, 4 août 2021, Les Amis de la Terre III, n°428409 ; CE, 17 octobre 2022, Les Amis de la Terre IV, n°428409) ou « Commune de Grande-Synthe » (CE, 19 novembre 2020, Grande-Synthe I, n°427301 ; CE, 1er juillet 2021, Grande-Synthe II, n°427301 ; CE, 10 mai 2023, Grande-Synthe III, n°467982) ont ainsi donné lieu à des annulations d’actes administratifs couplées à des injonction de prendre des mesures dans des délais déterminés pour réduire les émissions de gaz à effet de serre et assainir l’air ambiant dans certaines villes françaises particulièrement polluées. Elles ont complété les arrêts « Commune d’Annecy » (CE, 3 octobre 2008, n°297931) et « Ban Asbestos » (CE, 26 février 2014, n°351514) qui avaient quant à eux reconnu l’invocabilité de certaines dispositions de la Charte de l’environnement devant le juge administratif.

Dans le contentieux de pleine-juridiction ensuite, l’affaire dite « du Siècle » (TA de Paris, 3 février 2021, n°1904967) a été le théâtre de la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat pour carence fautive face à au réchauffement climatique ; et de son obligation d’indemniser plusieurs associations en raison des préjudices liés à cette inaction.

Dans le contentieux de l’urgence enfin, le droit de vivre dans un « environnement sain » est considéré, depuis septembre 2022, comme une liberté fondamentale au sens du référé-liberté de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (CE, 20 septembre 2022, Epoux Panchaud contre Département du Var, n°451129). De ce fait, le juge administratif doit se prononcer sous 48h pour faire cesser une atteinte manifestement grave et illégale portée à l’environnement, qui serait de nature à lui causer des dommages irréversibles.

Il est remarquable que cette série de décisions juridictionnelles a émergé dans un laps de temps très court. En effet, comme on peut le constater, le juge administratif a sérieusement bousculé son office et sa considération pour l’environnement, dans les trois principaux types de contentieux dont il a la charge, en seulement cinq ans. Ce qui constitue une période infiniment petite en matière jurisprudentielle.

En ce début d’été 2023, le Tribunal administratif de Paris, saisi d’un recours de plein-contentieux, est venu ajouter une pierre à l’édifice jurisprudentiel en matière de responsabilité de l’Etat pour des atteintes portées à l’environnement. Plusieurs associations demandaient au Tribunal de condamner l’Etat à réparer des préjudices liés à la pollution émanant de produits phytopharmaceutiques (pesticides) ; et de l’enjoindre à prendre les mesures utiles pour remédier à ces dommages. Il était plus précisément reproché à l’Etat d’avoir trop aisément délivré les autorisations de mise sur le marché des produits phytopharmaceutiques aux acteurs privés, en faisant preuve de négligence et d’imprudence dans le cadre de l’organisation et de l’instruction de ces procédures.

Comme la doctrine l’a relevé à plusieurs reprises, le juge administratif a généralement bien des difficultés à caractériser des liens de causalité suffisants entre les prétendus manquements fautifs de l’administration et des préjudices environnementaux. C’est ce qui explique, entre autres, que « l’affaire du Siècle » précitée a été la première, en 2021, à marquer la condamnation de la puissance publique à réparer les préjudices moraux subis par des associations de défense de l’environnement.

Au cas présent, le TA de Paris a établi très aisément l’existence de préjudices écologiques puisque des données scientifiques officielles, particulièrement étayées, permettaient aux associations requérantes de démontrer que les sols et les eaux étaient largement polluées par les produits phytopharmaceutiques sur le territoire français. En outre, des rapports de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE) et de l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) prouvaient qu’il existait un lien entre cette pollution et la disparition de certaines espèces animales comme végétales. Des éléments tirés de rapports de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) et de la mutuelle sociale agricole (MSA) permettaient d’ajouter que l’utilisation des substances visées nuisait également à la santé humaine. Par ailleurs, les différents ministères concernés, celui de l’Agriculture et de l’Alimentation en tête, ne contestaient pas véritablement l’existence de cette pollution « généralisée » et de son incidence sur la faune et la flore ainsi que sur l’Homme.

Mais la partie essentielle du jugement est relative aux éléments constitutifs du régime de responsabilité administrative les plus difficiles à identifier, à savoir une ou des faute(s) de l’Etat et une relation de cause à effet directe et certaine entre cette/ces faute(s) et le préjudice susvisé.

D’une part, les magistrats parisiens estiment que l’Etat a commis une faute en ce que les méthodes de test utilisées dans le cadre de la phase d’évaluation des produits menée par l’ANSES, n’étaient pas adéquates au regard de l’utilisation à laquelle ils étaient destinés. Par exemple, les tests réalisés sur quelques espèces prétendument « représentatives » (arthropodes, abeilles, vers de terre) étaient insuffisants pour analyser les effets réels des substances sur l’ensemble de la faune et de la flore. Il en résulte une violation du principe de précaution énoncé à l’article 5 de la Charte de l’environnement.

D’autre part, une seconde faute fut identifiée s’agissant de l’absence de limites suffisantes opposées à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. En effet, la juridiction a noté que l’Etat avait élaboré plusieurs plans de réduction de l’utilisation de ces substances en application de l’article L. 253-6 du code rural et de la pêche maritime, transposant lui-même une directive européenne du 21 octobre 2009. Parmi ces plans, celui du 26 octobre 2015 dénommé « Ecophyto II », rappelait que « la réduction de l’utilisation (…) des produits phytopharmaceutiques demeure nécessaire, au regard de l’évolution des connaissances depuis 2008 sur leurs effets sur la santé humaine (…) mais aussi sur l’environnement, la biodiversité et les services écosystémiques qui en dépendent ». Or, le Tribunal a relevé que ces prescriptions n’ont pas été suivies d’effet de manière satisfaisante, de sorte que la puissance publique a méconnu ses engagements.

Pour ces deux fautes, caractérisées par une « carence » de l’Etat, le lien de causalité avec les préjudices susmentionnés a été jugé établi par le Tribunal, qui a considéré que des atteintes portées à l’environnement par les produits phyto auraient certes existé même en l’absence de ces manquements, mais qu’elles n’auraient incontestablement pas revêtu la même ampleur. D’où il suit que ces lacunes ont été, dans une certaine mesure, génératrices des dommages survenus.

Par conséquent, les conditions cumulatives de la mise en œuvre du régime classique de la responsabilité administrative étaient réunies et il y avait lieu de condamner l’Etat, ainsi que de faire injonction aux membres de l’exécutif concernés, à savoir la Première Ministre et les ministres compétents en la matière, de prendre toute mesure utile tendant à réparer les préjudices environnementaux et prévenir de nouvelles atteintes, d’ici le 30 juin 2024.

Au surplus, l’Etat a été condamné à verser un euro de dommages-intérêts à chacune des cinq associations requérantes, au titre de leur préjudice moral.

Deux principales remarques surviennent à l’esprit à la lecture de ce dispositif :

En premier lieu, l’injonction prescrite sur le fondement de l’article L. 911-1 du code de justice administrative est révélatrice de ce que l’action politique et l’urgence environnementale évoluent à des rythmes tout à fait divergents. En laissant un an au gouvernement pour prendre les mesures nécessaires à la limitation des atteintes à la biodiversité générées par les produits phytopharmaceutiques, le juge administratif réitère voire conforte une position adoptée dans d’autres contentieux comme celui du réchauffement climatique ou de la pollution de l’air, où des semestres entiers ont été octroyés à l’Etat pour agir. On peut regretter l’extrême largesse de cette temporalité.

En second lieu, comme dans l’Affaire du siècle, l’indemnisation des associations ayant pour objet la protection de l’environnement est dérisoire. L’euro symbolique constitue certes une reconnaissance louable de l’existence d’un préjudice moral touchant ces personnes morales qui portent les contentieux au nom de l’environnement ; toutefois cette somme n’est probablement pas équivalente au préjudice réellement causé, et ce alors même qu’un principe jurisprudentiel constant en matière de responsabilité, consistant à la réparation intégrale du préjudice subi, le commanderait.

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D’évidence, s’il faut se féliciter de la multiplication récente des contentieux à connotation environnementale devant les juridictions administratives, il est dans le même temps nécessaire de reconnaitre que ces dernières font encore preuve d’une trop grande souplesse à l’égard des pouvoirs publics sur cette thématique.

Finalement, les propos de l’ancien Vice-Président du Conseil d’Etat Bruno Lasserre, prononcés au cours d’un colloque du 21 mai 2021, qui appelait sans le dire à se montrer prudent dans les condamnations et les injonctions adressées aux autorités administratives en matière environnementale, résonnent manifestement toujours dans les prétoires de la justice administrative.

 

Sources :

Tribunal administratif de Paris, 4ème Section – 1ère Chambre, 29 juin 2023, n°2200534/4-1 ;

Conseil d’Etat, « Le juge administratif et le droit de l’environnement », Dossier thématique, 1er juin 2015 ;

B. Lasserre, intervention au Colloque « L’environnement : les citoyens, le droit, les juges », 21 mai 2021 ;

W. Ferchichi, « Le juge administratif et le contentieux de l’environnement », Revue juridique de l’environnement 2021, p. 63 ;

V. Brenot, « Environnement : le juge administratif ne regarde plus ailleurs », Les Echos, 23 mai 2023.

A propos de Valentin BLANCHARD