Le Conseil d’Etat suspend le décret portant dissolution du collectif écologiste « Les soulèvements de la Terre »
Par une ordonnance de référé n°476385 datée du 11 août 2023 et rendue en formation collégiale, les juges administratifs suprêmes ont considéré qu’il existait un doute sérieux sur la légalité du décret du 21 juin 2023 par lequel le Président de la République, sur proposition de la Première ministre et du ministre de l’Intérieur, a décidé de la dissolution du groupement de fait « Les soulèvements de la Terre ».
C’est l’une des sagas juridictionnelles de l’été 2023. Décidée par le pouvoir exécutif à la fin du mois de juin, la dissolution du collectif « Les soulèvements de la Terre », groupement luttant activement et de manière virulente contre les atteintes portées à l’environnement par les activités humaines (plus précisément constitué début 2021 pour « lutter contre la bétonisation, l’artificialisation et l’accaparement des sols, en vue de la protection des terres nourricières, de l’eau et des autres ressources naturelles »), a provoqué moultes réactions dans l’opinion publique et la vie politique. Ses actions plus que remarquées, en particulier les évènements s’étant déroulés à Sainte-Soline au début de l’année 2023 (blocage de mégabassines de rétention d’eau, destruction de certaines cultures agricoles, affrontements violents avec les forces de l’ordre), avaient conduit le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin à annoncer devant l’Assemblée Nationale, le 28 mars 2023, qu’il avait l’intention d’initier une procédure de dissolution à son encontre.
Proposée en Conseil des ministres après que le collectif ait été invité à présenter ses observations au nom du principe du contradictoire, cette dissolution avait reçu la bénédiction de la Première ministre Elisabeth Borne et du Président de la République Emmanuel Macron. Ce dernier a d’ailleurs signé le décret portant dissolution, conformément à ce que prescrit l’article 13 de la Constitution à propos des décrets pris en Conseil des ministres.
Le cadre juridique du décret portant dissolution
L’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieur permet au pouvoir exécutif, par décret pris en Conseil des ministres, de dissoudre toute association ou tout groupement de fait qui porterait gravement atteinte à l’ordre public. Précision est faite que Les soulèvements de la Terre constitue un groupement de fait et pas une association, puisqu’il n’a pas déposé de statuts, n’a pas de siège social et ne répond donc pas aux caractéristiques de la loi de 1901 sur le statut associatif. Ses membres le décrivent eux-mêmes comme un mouvement, un courant de pensées ou d’idées.
La loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, dite loi « séparatisme », a renforcé le champ d’application de cette disposition du Code de la sécurité intérieur. Sa version actuellement en vigueur prévoit ainsi que peuvent être dissous les groupements :
« 1° Qui provoquent à des manifestations armées ou à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ;
2° Ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ;
3° Ou dont l’objet ou l’action tend à porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou à attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ;
4° Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ;
5° Ou qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ;
6° Ou qui, soit provoquent ou contribuent par leurs agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ;
7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger ».
Il convient de le préciser d’emblée, l’usage de cet article a plutôt eu vocation, ces derniers temps, à viser des groupuscules tantôt djihadistes tantôt d’ultra-droite. Et pour cause, ils constituent, dans les sociétés contemporaines, les organisations dans lesquelles la violence voire le terrorisme sont généralement le plus encouragés. C’est ainsi que sur ce fondement et pour ne citer qu’eux, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), accusé d’être proche de l’organisation Les frères mulsulmans et d’avoir été l’auteur de propagande islamiste après l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty, ou Génération identitaire (GI), considérée comme une milice incitant à la haine raciale et à la violence envers les étrangers et la religion musulmane, ont par exemple été dissous. Des dissolutions d’ailleurs confirmées par le Conseil d’Etat. Mais les procédures lancées s’étendent désormais à des groupuscules d’extrême-gauche ou écologistes. Il n’est d’ailleurs pas un secret que, depuis quelques années, des activistes écologistes considérés comme extrémistes figurent dans les « fiches S » des services de renseignements de la DGSI. Au sein des rangs de la majorité comme sur les bancs de la droite et de la droite extrême, certains élus n’hésitent par exemple plus à parler de la montée d’un « écoterrorisme » (c’est-à-dire une forme de terrorisme dont les revendications sont fondées sur la protection de l’environnement) en France.
Depuis 2017 et l’entame du premier quinquennat du Président Macron, ce sont en tous cas plus d’une trentaine d’associations ou groupements qui ont fait l’objet d’une procédure de dissolution. Toutefois, la base légale que forme le Code de la sécurité intérieure ne saurait donner au Président de la République et au gouvernement un blanc-seing leur donnant la faculté de mettre fin à l’existence de tout groupement, selon leur libre-appréciation. En effet, encore faut-il que sa motivation soit suffisamment étayée, que les motifs retenus par l’acte portant dissolution puissent légalement justifier la décision, que les faits allégués par l’exécutif soient matériellement exacts, que la mesure de dissolution soit proportionnée aux faits reprochés ou encore que la procédure suivie ait effectivement permis aux intéressés de se défendre.
En outre, l’application du texte susvisé doit être conciliée avec des normes conventionnelles et constitutionnelles. A cet égard, les libertés d’association, de réunion, d’expression et d’opinion sont fondamentales : garanties notamment par les articles 10 et 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 ayant valeur constitutionnelle, elles sont de nature à permettre aux groupements visés de contester au contentieux la légalité du décret présidentiel prononçant leur disparition.
En l’espèce, c’est sur le 1er motif prévu par l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure que l’exécutif a fondé le décret de dissolution des Soulèvements de la Terre. Il était notamment reproché à ses membres, pour grande partie issus du mouvement d’occupation de l’ex-ZAD de Notre-Dame-des-Landes, d’inciter « à la commission de sabotages et dégradations matérielles, y compris par la violence, en se fondant sur les idées véhiculées par des théoriciens, prônant l’action directe et justifiant les actions extrêmes allant jusqu’à la confrontation avec les forces de l’ordre » et de jouer « un rôle majeur dans la conception, la diffusion et la légitimation de modes opératoires violents dans le cadre de la contestation de certains projets d’aménagement ».
Le recours juridictionnel introduit par Les soulèvements de la Terre
Très rapidement après avoir été notifié du décret décidant de sa dissolution, le collectif Les soulèvement de la Terre a annoncé vouloir saisir le juge administratif pour faire tomber la décision. L’acte attaqué étant un décret, le salut du groupement requérant résidait dans le seul Conseil d’Etat, compétent en premier et dernier ressort pour statuer sur le contentieux des actes présidentiels et gouvernementaux en vertu de l’article R. 311-1 du Code de justice administrative. Deux procédures ont été initiées parallèlement : un référé-suspension tendant à obtenir en urgence la suspension de l’exécution du décret querellé, sur le fondement de l’article L. 521-1 du Code de justice administrative ; et un recours au fond pour excès de pouvoir tendant à obtenir son annulation.
Quelques semaines avant la date d’audience prévue au Conseil d’Etat le 8 août, le contentieux a pris une tournure extrêmement politique puisque la Haute juridiction a été saisie de plusieurs dizaines de requêtes au soutien du recours des Soulèvement de la Terre, tendant à ce qu’il soit fait droit à ses prétentions. In fine, ce ne sont pas moins de trente-quatre associations ou partis politiques ainsi que plusieurs particuliers qui se sont joints à l’instance et à qui l’intérêt à agir a été reconnu ! Parmi eux, des organisations célèbres telles que La France Insoumise, Europe Ecologie Les Verts, la Ligue des droits de l’Homme, le Syndicat de la magistrature, GreenPeace ou encore Les Amis de la Terre. Si l’usage du mécanisme de l’intervention est fréquent en contentieux administratif, un tel déferlement aux côtés du requérant principal, émanant d’autant de personnes morales distinctes, est rarissime voire inédit. A tel point qu’on serait presque tenté de se demander si le nombre d’interventions favorables dont a bénéficié Les soulèvements de la Terre n’a pas entraîné une conséquence plus ou moins grande sur le sens de la solution rendue.
Toujours est-il que par leur ordonnance du 11 août dernier, les juges des référés ont suspendu l’exécution du décret de dissolution du 21 juin. Les deux critères posés par l’article L. 521-1 du Code de justice administrative pour faire droit à une demande de référé-suspension, en l’occurrence l’urgence d’une part et l’existence d’un doute sérieux sur la légalité de la décision contestée d’autre part, ont été considérés comme satisfaits. Plus précisément, sur ce dernier point, c’est le moyen tiré de ce que le gouvernement n’aurait pas démontré, en l’état de l’instruction, que Les soulèvements de la Terre cautionnent d’une quelconque façon les violences à l’encontre des personnes, qui a fait mouche. De facto, l’exécutif aurait commis une erreur de qualification juridique des faits en estimant que le collectif provoquait à des agissements violents à l’encontre des personnes ou des biens ; entrainant ainsi une violation des stipulations de la CEDH protégeant les libertés d’expression, de réunion et d’association.
Concrètement, que retenir de l’ordonnance ?
La motivation de l’ordonnance de référé en cause est relativement brève. Pour autant, elle contient plusieurs enseignements de taille, qui méritent d’être relevés :
1) Le Conseil d’Etat a pris pleinement conscience du caractère sensible de la décision qu’il s’apprêtait à rendre.
En effet, il a d’abord estimé utile, compte-tenu de la nature de l’affaire, de statuer en formation collégiale, à trois, comme le permet l’article L. 511-2 du Code de justice administrative ; alors même que les recours en référé font en principe l’objet d’une ordonnance rendue à juge unique. Ensuite, les noms des Conseillers d’Etat ayant pris la décision n’apparaissent pas sur l’ordonnance, vraisemblablement pour des raisons de sécurité, alors que l’article L. 10 du Code de justice administrative dispose en principe le caractère public du ou des noms du ou des juges tranchant l’affaire. Ce fut d’ailleurs une bonne anticipation de la part du Conseil d’Etat car seulement quelques minutes après sa publication, l’ordonnance a été extrêmement médiatisée et commentée. En quelques heures à peine, le tweet de la Haute juridiction la relayant avait été vu plus d’un million de fois et des dizaines de personnalités politiques y avaient réagi, de manière parfois très virulente. Sur les réseaux sociaux ou des plateaux de télévision, il a été constaté des remises en cause de l’impartialité voire de l’existence même de l’institution qu’est le Conseil d’Etat, certains observateurs procédant manifestement à une dangereuse confusion entre appréciation de la légalité d’un acte administratif et opinions politiques des juges. A contrario, cette décision a été saluée à gauche, des élus socialistes, insoumis ou écologistes l’ayant assimilée à un “camouflet” pour le ministre de l’Intérieur et à une victoire pour les libertés publiques.
2) L’intérêt à agir des associations, syndicats et partis politiques intervenant au soutien des Soulèvements de la Terre, a été très aisément reconnu.
Les juges ne se sont pas lancés dans une motivation de l’existence d’un intérêt à agir pour chacune des personnes morales intervenantes. Ils l’ont admis pour toutes, en des termes on-ne-peut-plus-lacunaires, sans aucunement s’intéresser, semble-t-il, à leur objet statutaire. A cet égard, si l’intérêt à agir d’organisations prônant la défense de l’environnement relevait de l’évidence (GreenPeace, Les Amis de la Terre, Europe Ecologie les Verts etc.), cela n’allait pas forcément de soi pour d’autres telles que Le Groupe d’information et de soutien des immigré.e.s ou la Fédération Droit au logement. De facto, il apparait que lorsque le contentieux porté devant le juge administratif a trait à la dissolution d’une association ou d’un groupement, tout autre groupement est potentiellement fondé à se joindre à l’instance pour demander que soit protégées les libertés de réunion et d’association.
3) Le critère de l’urgence en matière de dissolution d’un groupement ne pose pas de difficulté.
A ce propos, les juges des référés ont estimé que l’atteinte portée à la liberté d’association était, par principe, « constitutive d’une situation d’urgence ». Il s’agit d’une précision intéressante car si elle était à l’avenir confirmée, il faudrait considérer que toute mesure administrative ayant une incidence sur la liberté d’association serait susceptible de faire l’objet d’un référé-suspension. Le débat sur la satisfaction du critère de l’urgence ne serait alors désormais, en la matière, plus qu’une pure formalité pour les parties.
4) L’appel à une forme de « désobéissance civile » ne se confond pas avec l’appel à la violence.
C’est peut-être l’aspect le plus intéressant de l’ordonnance car il pourrait entrainer des conséquences importantes sur de futurs contentieux liés à la dissolution de groupements écologistes : le Conseil d’Etat a a priori décidé d’établir une nette distinction entre les actions relevant « d’initiatives de désobéissance civile » que revendiquait le collectif visé et la « provocation à des agissements violents à l’encontre des personnes et des biens » qui aurait pu motiver légalement sa dissolution au regard de l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure. En conséquence, pour le Haut juge administratif, il ne suffit pas que les membres d’un groupement encouragent à méconnaitre certaines règles en vigueur pour que leur collectif soit considéré comme un grave danger pour l’ordre public. En l’occurrence, le décret de dissolution se fondait sur l’existence d’une vingtaine d’actions de communication ou d’interventions sur le terrain initiées par Les soulèvements de la Terre. Or, pour le Conseil d’Etat, ces évènements ont surtout revêtu un « caractère symbolique » voué à attirer l’attention de la population sur la nécessité de la lutte environnementale, portée symbolique qui n’est pas par elle-même de nature à motiver une dissolution. Au-delà de son incidence sur le cas d’espèce, il est clair qu’une telle interprétation restrictive des conditions d’application de l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure forcera dorénavant l’exécutif à motiver de manière bien plus exigeante les éventuelles décisions portant dissolution de groupuscules écologistes.
5) Des atteintes aux biens en « nombre limité » ne suffisent pas à justifier que le groupement porte gravement atteinte à l’ordre public.
Le Conseil d’Etat a reconnu l’existence de violences émanant de certains membres du collectif. Néanmoins, il a tenu compte de « leur nombre limité », de « leur caractère circonscrit » et de « la nature et de l’importance des dommages résultant de ces atteintes » pour en déduire que la décision administrative de dissolution n’était pas justifiée. Il semblerait donc que le juge soit relativement exigeant quant à la proportionnalité d’une telle mesure et qu’il soit nécessaire pour le pouvoir exécutif de se fonder sur des évènements particulièrement graves et fréquents pour la justifier.
Surtout, il y a lieu de ne pas confondre les agissements de certaines personnes physiques avec l’œuvre globale du groupement dont ils sont membres. A cet égard, des commentateurs hâtifs ou très politisés ont cru bon de considérer qu’en suspendant la dissolution des Soulèvements de la Terre, le Conseil d’Etat se faisait le complice de certaines violences. En réalité, le juge administratif ne justifie aucunement les destructions de biens ou les affrontements avec la police et n’interdit pas à l’autorité judiciaire de poursuivre les auteurs de ces délits sur le plan pénal. Simplement, il est bon de rappeler que la commission d’infractions par des adhérents à un mouvement ne saurait à elle seule justifier la dissolution de la personne morale ou du groupement de fait à laquelle/auquel ils appartiennent. Soucieux de respecter ce principe, le juge administratif ne s’est donc pas borné à rechercher si des activistes avaient effectivement été à l’origine d’actes violents, mais a examiné quelle était la position générale et officielle adoptée par le collectif.
Or, il a déduit des écritures présentées par les parties ainsi que des débats oraux qu’ « il ne résultait pas des pièces versées au dossier du juge des référés ni des éléments exposés à l’audience que ce collectif cautionne d’une quelconque façon les violences ». Ce qui entraine un doute sérieux sur la légalité de la qualification retenue par le décret.
6) Le Conseil d’Etat précise la période à laquelle il sera statué sur les recours pour excès de pouvoir introduits au fond.
Une ordonnance de référé comporte un dispositif provisoire, pris dans l’urgence pour sauvegarder des droits et voué à faire l’objet d’une procédure dite « au fond » plusieurs mois plus tard, après une plus ou moins longue instruction. Dès lors, il est parfaitement normal et classique que la décision juridictionnelle mentionne que l’exécution du décret de dissolution est « suspendue jusqu’à ce qu’il soit statué sur les recours au fond ». Toutefois, de façon peu habituelle, le Conseil d’Etat a entendu préciser à quelle période seraient examinés les recours pour excès de pouvoir introduits au fond, à savoir « dans un délai rapproché ». Plus encore, le communiqué de presse paru parallèlement à l’ordonnance indique que l’arrêt sera rendu « vraisemblablement à l’automne ». Cette locution parait signifier que la juridiction suprême ne souhaite pas plonger les membres du collectif dissous dans une profonde et durable incertitude. Ils doivent pouvoir savoir, à brève échéance, si leur collectif devra ou non cesser ses activités. Là encore, une telle solution est vraisemblablement liée à la nature particulière des libertés auxquelles il est porté atteinte, car on a connu le juge administratif beaucoup moins pressé de se prononcer sur le fond après avoir rendu une ordonnance de référé, les parties devant généralement patienter environ un an.
7) Les juges des référés ont rendu une décision provisoire mais pas pour autant cantonnée à de « la forme »
Contrairement à ce qu’a par exemple semblé soutenir la ministre Prisca Thevenot sur une station de radio pour minimiser la portée de la décision, argument d’ailleurs repris sur les réseaux sociaux par plusieurs sympathisants du gouvernement, une ordonnance de référé ne se borne pas à statuer sur la forme et la procédure d’élaboration de l’acte attaqué. Le juge des référés examine la légalité dans son ensemble, y compris interne. Simplement, on dit qu’un recours « au fond » suit la procédure de référé pour indiquer que la juridiction se penche plusieurs mois après sur la demande d’annulation, à l’abris de l’urgence et dans le cadre d’une instruction bien plus longue. C’est pourquoi le juge des référés, qui statue dans des délais extrêmement brefs, ne peut que suspendre l’exécution de l’acte, « en l’état de l’instruction », en attendant qu’une formation collégiale confirme que le « doute sérieux » qu’il avait émis sur la légalité de l’acte est avéré. Dans plus de 90% des cas, une ordonnance de référé qui suspend une décision administrative est suivie d’un jugement/arrêt au fond annulant effectivement la décision qui avait été suspendue. Par conséquent et sans préjuger de l’issue du contentieux, il est tout de même possible de considérer que le décret de dissolution du 21 juin est actuellement en ballotage défavorable.
8) Les « défaites » de l’Etat devant le juge administratif ont un coût pour les finances publiques.
C’est un pan du contentieux qui est bien souvent oublié car il ne touche pas à la partie principale du dispositif des décisions. Cependant, il est à noter que lorsque le juge donne raison au requérant contre l’Administration, il condamne la plupart du temps cette dernière, sur le fondement de l’article L. 761-1 du Code de justice administrative, à verser à ce premier une somme vouée à prendre en charge les frais irrépétibles qu’il a engagés dans la procédure (frais d’avocat notamment). En l’espèce, pour ce seul référé, ce sont près de 10.000 euros que l’Etat a été condamnés à verser (dans le détail 4.000 euros pour Les soulèvements de la Terre et ses co-requérants, 4.000 euros pour Europe Ecologie les Verts et ses co-requérants, et 1.500 euros pour un particulier). Si l’arrêt rendu au fond d’ici quelques mois confirmait le sens de l’ordonnance de référé, il est très probable qu’une nouvelle somme serait mise à la charge de l’Etat.
D’aucuns diront que ces montants demeurent symboliques pour la puissance publique. Mais tout de même, à l’heure où la préservation des deniers publics est annoncée comme une priorité politique et où le renforcement des services publics fait l’objet d’une attente considérable de la part des citoyens, les finances publiques françaises peuvent-elles réellement se permettre d’être débitées au seul motif que des dirigeants ont édicté une décision entachée d’illégalité ? Cette question mérite d’autant plus d’être posée dans cette période où les suspensions ou annulations d’actes se sont multipliées devant les tribunaux administratifs : ces derniers mois, dans le cadre des manifestations anti-réforme des retraites, les juges ont déjà censuré plusieurs arrêtés (notamment préfectoraux) portant atteinte aux libertés publiques et contre lesquels de nombreuses associations agissaient, occasionnant à chaque fois une condamnation pécuniaire au titre des frais irrépétibles.
Sources :
Conseil d’Etat, 11 août 2023, n°476385 ;
« Le Conseil d’État suspend en référé la dissolution des Soulèvements de la Terre », Communiqué de presse, Conseil d’Etat, Paris, 11 août 2023 ;
Conseil d’Etat, 3 mai 2021, n°451743 ;
Conseil d’Etat, 24 septembre 2021, n°449215 ;
A. Gossement, “Soulèvements de la Terre : le Conseil d’Etat suspend en référé l’exécution du décret de dissolution du 21 juin 2023, Blog Gossement Avocats, 12 août 2023 ;
M. Gable, “Le Droit vient de plus en plus éclairer une décision politique”, Libération, 11 août 2023 ;
A.M, “Gérald Darmanin engage la dissolution de “Soulèvements de la Terre”, La Voix du Nord, 28 mars 2023 ;
N. Amsallem, “Quelles sont les trente-trois association visées par une dissolution sous la présidence d’Emmanuel Macron ?”, Le Monde, 11 août 2023 ;
A. Horn, “Non, la suspension de la dissolution des Soulèvements de la Terre n’est pas une suspension de forme”, Libération, 15 août 2023 ;
N. Truong, “L’écoterrorisme, une arme politique pour discréditer la radicalité écologiste”, Le Monde, 18 mai 2023 ;
O. Lamargnac-Matheron, “Comment Les Soulèvements de la Terre réinventent la lutte écologique ?” Philosophie Magazine, 21 juin 2023 ;
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