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Lean management et hôpitaux : les limites de l’application des stratégies du secteur privé au secteur public

Le lean management est un système d’organisation du travail né au Japon dans les années
1950, dans les locaux de l’entreprise Toyota. Cette méthode vise à rentabiliser la production
d’une entreprise en évitant au maximum le gaspillage de ses ressources, à travers
notamment deux procédés : le kaizen, c’est-à-dire l’amélioration continue de la productivité
par les travailleurs eux-mêmes, et le muda, c’est-à-dire la chasse aux temps morts et aux
gaspillages.

Cette technique managériale a ensuite fait ses preuves aux Etats Unis avant d’être importée
en France dans les années 1990 dans le secteur privé. Grâce à la pression des cabinets de
conseil, le lean management est appliqué à l’administration publique française à partir de
2007, lors de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP), correspondant
parfaitement à l’idée principale de cette réforme : « faire mieux avec moins », réduction de
budget oblige.

Le lean management a donc pu gagner le secteur public puis, dans les années 2010, les
hôpitaux français (en 2013, il avait été déjà été importé dans au moins six d’entre eux en
France, parmi lesquels le CHU de Toulouse et les Hospices Civiles de Lyon). C’est dans ce
contexte que les limites de cette méthode ressortent le plus distinctement. En effet, si la
fabrication d’une voiture Toyota et l’administration de soins dans un hôpital semblent deux
activités différentes en tous points, ce n’est pas ce qu’on apprend dans les écoles de
commerce américaines : malgré leurs différences, ce sont deux activités qui peuvent être
réalisées de manière toujours plus productive, toujours plus rentable, en investissant
toujours moins d’argent et de temps. Par exemple, la réduction drastique du nombre de lits
dans les services de réanimation au cours de la période qui a précédé la pandémie de Covid-
19 est une conséquence de l’application du lean management aux services hospitaliers.

Pour certains, même appliqué aux hôpitaux, le système du lean aurait des effets positifs :
d’après une étude parue en 2010 dans la revue des services médicaux d’urgence américains,
et portant sur l’efficacité du lean management dans les services d’urgence, le temps
d’attente des patients diminue, tandis que le nombre de consultations ainsi que la
satisfaction autodéclarée des patients augmentent.
Toutefois, cette étude ne s’intéresse pas au personnel soignant, mais seulement aux
patients, ce qui constitue un angle mort considérable. Car d’après les soignants, la réduction
du temps de passage des patients est vue comme dégradant la prise en charge. De ce fait, le
taux de retour des patients augmente lorsque le temps de passage est réduit. En d’autres
termes, la qualité des soins est moindre si le temps de passage diminue.

Mais le plus inquiétant avec l’application de cette méthode managériale aux services
hospitaliers est la disparition progressive du facteur humain dans le soin : le temps passé par
le personnel avec les patients est vu comme du temps perdu, ce qui fait abstraction des
particularités des patients, certains ayant besoin, pour être correctement soignés, d’un
contact réel, physique, humain, avec les soignants.

D’ailleurs, le point de vue du personnel soignant sur le lean management dans ses services
est assez critique : il considère que cela entraine une dégradation des soins, notamment à
cause de la réduction du temps passé avec les patients et des cadences infernales qu’il faut
suivre. En effet, grâce au lean management, un infirmier peut s’occuper de deux fois plus de
patients (qui sont davantage perçus comme des clients) par heure. Le soin est mis de côté au
profit de l’efficacité, de la productivité ; en bref, d’une logique d’entreprise.

Ainsi, s’il pourrait permettre au système hospitalier, mis à mal depuis des décennies, de tenir
encore debout quelques années sur le plan financier, le lean management est néanmoins
évidemment incompatible avec la notion de soin. Ce n’est qu’un pansement sur la plaie
ouverte de l’hôpital public. Les conséquences à moyen et long terme pourraient être
catastrophiques. La réduction des coûts, d’accord, mais à quel prix ?

Sources :
Cyran O. et Brygo J., Boulots de merde !, Edition La Découverte, 2018.
https://www.journaldunet.fr/management/guide-du-management/1204805-lean-
management-definition-traduction-formation-exemples/
https://www.piloter.org/six-sigma/lean-management-hopital.htm
Lean Thinking in emergency departments: a critical review – PubMed (nih.gov)
https://www.cairn.info/journal-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2011-4-page-
16.htm

A propos de Anton DURAND