Les abus de marchés (ou manipulations de marché) font partie d’une catégorie plus large de défaillances des marchés que l’on appelle des asymétries d’informations. Dans un marché idéalement concurrentiel (en situation de concurrence pure et parfaite), les agents offreurs et demandeurs ont à leur disposition toutes les informations nécessaires à leurs prises de décisions (ou arbitrage). Le prix de marché est censé être, en outre, la résultante de la rencontre d’une offre et d’une demande dite éclairée.
Une asymétrie d’information n’est pas, par elle-même passibles de sanctions. En revanche, si elle est utilisée sciemment par un ou plusieurs agents pour leur propre bénéfice au détriment des autres agents alors les comportements réalisés sont punissables.
La CRE a compétence en tant qu’autorité administrative indépendante (AAI) pour contrôler le bon comportement des agents économiques et sanctionner les infractions le cas échéant. (Article 135-3 Code de l’énergie).
Pour caractériser ce qu’est un abus de marché, il est fondamental d’étudier la notion d’information privilégiée.
I. Une information de nature précise
Selon le règlement (UE) N°1227/2011 du 25 octobre 2011 dit « REMIT », il s’agit d’ « une information de nature précise qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs produits énergétiques de gros et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible les prix de ces produits énergétiques de gros » (Article 2).
Le caractère précis de l’information est constitué par un « ensemble de circonstances, qui existe ou dont on peut raisonnablement penser qu’il existera, ou d’un événement qui s’est produit ou dont on peut raisonnablement penser qu’il se produira, et si elle est suffisamment précise pour que l’on puisse en tirer une conclusion quant à l’effet possible de cet ensemble de circonstances ou de cet événement sur les cours des produits énergétiques de gros« . (Article 2)
Remarque : les produits énergétiques de gros sont des instruments financiers, ils sont à ce titre visés également par la directive 2003/6/CE du 28 janvier 2003 dites « MiFID II » (Article 9) sur les manipulations de marché et les opérations d’initiés.
II. Qu’est-ce qu’un abus de marché ?
Au considérant n° 14 du REMIT figure des exemples de manipulation, ou de tentative de manipulation de marché comme « le fait, pour une personne ou plusieurs personnes, d’agir de manière concertée pour s’assurer une position décisive sur l’offre ou la demande d’un produit énergétique de gros, ce qui a, ou est susceptible d’avoir pour effet, la fixation directe ou indirecte des prix, ou la création d’autres conditions de transaction inéquitables;
et l’offre, l’achat ou la vente de produits énergétiques de gros dans le but, l’intention ou l’effet d’induire en erreur les acteurs du marché en agissant sur la base des prix de référence ».
A. Les comportements constitutifs d’un abus de marché
La CRE a établi une typologie de comportements pouvant constituer une manipulation du marché. Ces comportements traduisent les situations définis dans le règlement REMIT (Article 5).
Premièrement, l’entreprise concernée empile des ordres de vente et/ou transactions à la vente.
Deuxièmement, l’entreprise concernée retire des ordres de vente peu de temps avant ou après avoir effectué des achats importants.
Troisièmement, l’entreprise concernée effectue des actions de type aller-retour dans un intervalle de temps court qui ne semble pas suivre une logique économique rationnelle. Ces actions incluent des transactions à l’achat (en agressant des ordres de vente) puis le positionnement d’un ou plusieurs ordres de vente à des prix similaires ou moins élevés.
Elles incluent aussi le retrait d’ordres de vente avant d’agresser les ordres de vente d’autres acteurs à des prix plus élevés ou des transactions à la vente (en agressant des ordres d’achat) puis le positionnement d’un ou plusieurs ordres d’achat à des prix similaires ou plus élevés ou des transactions à la vente à des prix similaires ou moins élevés que des transactions à l’achat.
Quatrièmement, l’entreprise concernée retire ou décale le prix d’ordres de vente afin de ne pas être au meilleur prix.
Cinquièmement, l’entreprise concernée retire des ordres de vente lors de mouvements rapides de hausse des prix. Ce qui est considéré par la CRE comme un comportement économiquement irrationnel.
Sixièmement, l’entreprise concernée effectue ou renforce un empilement d’ordres à la vente après 14 heures.
B. L’affaire Vitol S.A
Il s’agit de la première affaire que le CorDis a eu à trancher sur la base du règlement REMIT.
Dans une décision du 5/10/18, la société Vitol S.A est sanctionnée d’une amende à hauteur de 5 millions d’euros pour les faits suivants :
L’entreprise empilait « les ordres à la vente, généralement en début de journée de trading (notamment avant 15h00) lorsque la liquidité est très faible. Au fur et à mesure de la journée, les ordres à la vente de la société Vitol S.A. étaient insérés à des prix de plus en plus bas. Cet empilement diminuait ensuite après 16h00 au cours de la période la plus liquide de la journée. Puis, lorsque les prix avaient baissé, a procédé à des achats importants. Enfin, une fois ses achats réalisés, a annulé ses ordres de vente pour finir la journée avec un bilan acheteur ».
En deux mots, la société a cherché à faire baisser le prix du gaz sur le marché de gros, afin d’en tirer une plus-value et de réaliser des achats à un coût moindre. En empilant les ordres de vente assez tôt, elle a indiqué aux acteurs qu’elle avait un nombre conséquent de capacités, tout en ayant une position dominante. Puis elle a inséré des ordres de vente avec des prix de plus en plus bas, contraignant les autres offreurs à faire de même pour écouler leurs capacités. Enfin, une fois les prix baissés, elle a effectué un nombre important d’ordres d’achats dits « iceberg » (un ordre iceberg comporte une partie visible qui apparaît sur le carnet d’ordres et une partie cachée qui ne se révèlent qu’au fur et à mesure de l’exécution de ce dernier).
III. Quelles sont les conséquences d’un abus de marché ?
La CRE sanctionne les entreprises ayant commis les manquements définis plus haut par le biais du CorDis. L’article 134-27 du Code de l’énergie dispose que lorsqu’il y a violation des articles 3, 4 et 5 du règlement REMIT, une interdiction temporaire d’un an maximum de l’exercice de tout ou partie des activités professionnelles des personnes concernées peut être prononcée.
Si le manquement n’est pas une infraction pénale, une sanction pécuniaire « ne pouvant pas excéder 3 % du montant du chiffre d’affaires hors taxes lors du dernier exercice clos. […] A défaut d’activité permettant de déterminer ce plafond, le montant de la sanction ne peut excéder 100 000 euros, porté à 250 000 euros en cas de nouvelle violation de la même obligation. »
Sources :
– REMIT : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32011R1227
– CRE, REMIT : https://www.cre.fr/Electricite/REMIT/presentation-de-remit
– Directive MiFID II : https://eur-lex.europa.eu/EN/legal-content/summary/markets-in-financial-instruments-mifid-and-investment-services.html
– Décision du CoRDIS N°02-40-16 en date du 5 octobre 2018 portant sanction à l’encontre de la société Vitol
– Décision du CoRDIS N°01-40-19 en date du 19 décembre 2019 portant sanction à l’encontre de la société BP Gas Marketing Limited