Depuis de nombreuses années les techno-discours (ensemble langagiers qui, à des niveaux culturels et idéologiques très divers, viennent activer et dynamiser la puissance de la technique en célébrant ses vertus et presque son culte) accompagnent le déploiement du numérique et sont portés autant par les concepteurs et les industriels que par les politiques. La place prépondérante des écrans dans nos existences découle des « logiques » qui nous incitent à penser que l’innovation technologique est le plus souvent bénéfique et que ne pas la suivre serait un archaïsme. C’est sur cette logique que s’est déployé récemment le discours sur la 5G insistant sur l’accroissement du champ productif (applications plus rapides, plus fiables concernant une multitude de plans d’action et de modes d’existence). Mais l’assertion « la technique est toujours bonne » est-elle crédible ?
La 5G nécessite une milliseconde (versus cinquante pour la 4G) pour envoyer et recevoir un signal promettant une vélocité exceptionnelle, source de progrès fulgurants dans de multiples domaines, notamment ceux de l’industrie, de la santé ou des transports. La 5G autorisera la connexion des objets entre eux : assistants vocaux, équipements dits « intelligents » (voitures autonomes, robots électroménagers, robots chirurgicaux pilotés à distance). Mais en dépit de la vraisemblable multitude d’usages annoncés, la façon dont les usagers vont s’emparer et utiliser ces innovations est beaucoup plus difficile à prévoir. Il y a toujours un écart entre les prévisions des concepteurs et les pratiques des utilisateurs. Les technologies et les pratiques sociales sont interdépendantes. Les résistances suscitées par le déploiement de la 5G ne résultent pas toutes sociologiquement d’un syndrome « amish » mais aussi d’un désir de réflexion collective dans un souci de responsabilité vis à vis des générations futures.
Les problèmes écologiques soulevés par le réseau 5G restent à décrire. Si les techniciens affirment que pour un même volume de données la 5G consomme moins d’énergie, la démultiplication des usages mobiles pourrait ruiner cette donnée. Les innovations technologiques dans le numérique s’appuient encore sur un hyper-consumérisme, qui pourrait affecter la plupart des moments de la vie quotidienne.
La présentation de techniques dites « immatérielles » est spécieuse car ces techniques engagent une masse considérable de facteurs matériels (énergie, terres rares, minerais). La condition des humains travaillant sans protection, parfois dans des conditions d’esclavage moderne prouvées est rarement rapportée pour rappeler que des humains meurent pour que d’autres croulent sous les objets connectés. La cadence du développement technologique doit être pondérée par un minimum d’esprit critique …
Les promoteurs de la 5G n’ont pas l’intention de se soumettre à une quelconque dynamique de controverse. Pourtant on observe aujourd’hui une demande croissante de la société civile à participer aux décisions touchant le développement technologique et industriel comme en atteste l’exemple de la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC). Cette dernière proposait un moratoire sur la 5G qui fut bloqué par les instances politiques. En revanche, l’application du traçage Stop Covid lancée au printemps 2020 a été revue dans sa conception soulignant que le contrôle démocratique des nouvelles technologies devient une demande sociétale croissante.
Toutefois, face à cette demande les opérateurs et fournisseurs d’accès internet vont axer leur communication en ventant les apports de leurs techniques en terme de loisir, de culture et divertissement facilitant l’acceptation sociale et le développement de concept oxymorique de « réalité virtuelle ».
Mais le doute et la complexité n’affectent pas que les domaines technique et écologique mais intéressent aussi les domaines économiques, industriels et géopolitiques (notamment les enjeux de souveraineté dans le domaines des télécommunications).
Et plus fondamentalement encore le doute peut se situer à un niveau philosophique voire spirituel : la 5G offre-t-elle davantage de qualité à la vie et de cohésion humaine ?
Le développement phénoménal des réseaux sociaux numériques a déjà profondément modifié l’évolution de nos existences individuelles et collectives sans que nos réflexions sur la complexité de l’être humain, ses différentes façons de vivre, le rapport au temps, à l’espace, à la vérité aient été suffisamment développées. La circulation d’un flux colossal de données ne préjuge pas de la faculté de les interpréter. Sans réfuter d’un côté l’apport du numérique à certaines applications médicales, accepterons-nous d’un autre côté que des machines interagissent entre elles sans solliciter notre subjectivité (exemple du réfrigérateur connecté) ? La reconnaissance de notre corps et de notre visage sera confiée à quelles structures (ces dernières pouvant l’exploiter à notre insu) ?
Ainsi toute innovation technologique, notamment numérique doit être encadrée par des réflexions éthiques plurielles et spécifiques. Dans le domaine de la santé, évaluer l’amélioration des performances en intégrant l’exigence de sécurité. De plus ni les ressources naturelles, ni les ressources humaines ne sont inépuisables. Alors, pourquoi ne pas circonscrire les usages de la 5G, pourquoi ne pas avancer de façon plus graduée dans son développement, pourquoi ne pas freiner les politiques de communication aliénantes car le numérique n’est pas qu’un outil mais un environnement qui intervient sur nos manières de vivre et d’interagir ?
La conciliation entre la responsabilité éthique et l’innovation technologique est un enjeu majeur pour l’évolution de nos sociétés afin que soient préservées dans le futur la liberté des individus et la qualité du vivre ensemble.
Les institutions publiques ne doivent pas imposer le paradigme du progrès technologique de façon hégémonique sans ouvrir un très large débat démocratique sur les modes d’existence modifiés par le déploiement des « innovations ».