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La filière nucléaire française : entre indépendance énergétique et dépendance au combustible

Environ 53% des Français considéreraient que le nucléaire contribue positivement à l’indépendance énergétique de leur pays. Cette vision repose sur une réalité affirmée par l’industrie nucléaire qui permettrait à la France d’être indépendante à 56% de son énergie[1] et de figurer parmi les bons élèves de la lutte contre le réchauffement climatique. Mais cette assertion cache en réalité une certaine dépendance de la filière nucléaire française quant à l’approvisionnement en combustible pour les réacteurs qui pose question sur le long terme.

La dépendance au combustible nucléaire 

A l’heure actuelle les 56 réacteurs du parc nucléaire sont de type REP (Réacteurs à eau pressurisée) et nécessitent pour fonctionner une quantité importante d’uranium. Dans le scénario de mix électrique adopté par le gouvernement, en supposant que les réacteurs soient tous en service, il faudrait entre 8 000 et 10 000 tonnes d’uranium naturel[2] en moyenne chaque année. Or, ce minerai est aujourd’hui importé en totalité, la France ayant fermé ses mines d’uranium. Le chiffre de 56% brandi par la filière nucléaire est donc trompeur car il correspond à la chaleur qu’émet le réacteur et non pas le combustible utilisé, dissimulant par la même occasion la dépendance française vis-à-vis de l’approvisionnement en uranium. En outre, cette dépendance est double car elle repose à la fois sur l’extraction de l’uranium naturel et sur l’enrichissement de cet uranium.

La France dépend de plusieurs pays pour l’extraction de l’uranium. Les principaux exportateurs d’uranium en France pour l’année 2020 sont présentés dans le graphique suivant :

Source : Le Monde et Comité technique Euratom

La filière nucléaire importe majoritairement son uranium depuis le Niger, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et l’Australie depuis un certain nombre d’années. Cependant, il ne s’agit pas des seuls pays exportateurs d’uranium en direction de l’hexagone. En effet, dans le contexte récent de guerre en Ukraine, la France a été pointée du doigt pour avoir reçu de l’uranium naturel et enrichi en provenance de Russie le mardi 29 novembre 2022[3]. Selon Greenpeace, il s’agirait de « dizaines de fûts d’uranium enrichi et dix containers d’uranium naturel en provenance de Russie »[4]. Cette importation d’uranium pose question au regard de l’application scrupuleuse attendue des entreprises européennes vis-à-vis des sanctions internationales à l’encontre de la Russie.

L’uranium utilisé dans les centrales est sensiblement différent de celui extrait du sol puis traité, dit uranium naturel. En effet, les réacteurs nucléaires REP utilisent seulement l’uranium 235 qui est fissile. On dit d’un atome qu’il est fissile lorsque son noyau peut subir la fission et de l’atome lui-même ou de la matière qui contient de tels atomes (source : Larousse). D’après les chiffres donnés par EDF[5], 1 kg d’uranium naturel contiendrait 993 g d’uranium 238 et 7 g d’uranium 235 (soit seulement 0,7%). Il est donc nécessaire d’enrichir l’uranium naturel en uranium 235. Il peut alors en contenir entre 30 et 50 g. Cependant, là aussi la filière de l’enrichissement n’est pas 100% française. En effet, si EDF effectue la majorité de l’enrichissement de son uranium via la multinationale Orano qui gère tout le cycle de vie de l’uranium, une part substantielle de cette étape demeure effectuée par des entreprises étrangères comme Rosatom, une entreprise publique russe du secteur nucléaire qui traiterait 15% de l’uranium enrichi pour la France. Le 7 décembre 2022, le Canard enchaîné[6] a d’ailleurs révélé que la France aurait acheté 290 tonnes d’uranium enrichi à la Russie, soit près d’un tiers de la consommation annuelle de 1000 tonnes.

La France demeure donc clairement dépendante des approvisionnements étrangers d’uranium naturel et enrichi. Elle peut néanmoins se targuer de recycler une partie de son uranium qui permet une production de 10% de l’électricité nucléaire en 2021 et une économie de 800 t d’uranium naturel [7]. En outre, plutôt que de parler d’une véritable indépendance vis-à-vis du combustible nucléaire, il s’agirait plutôt de parler de sécurité des approvisionnements comme vecteur d’une énergie pérenne. Si les approvisionnements en combustible sont effectivement totalement étrangers, leur diversité assure à la France, en revanche, une certaine assurance.

La question de l’approvisionnement en uranium sur le long terme

Néanmoins, un point reste à traiter, celui de la question de la longévité des approvisionnements en uranium. En effet, le combustible nucléaire est une ressource épuisable et non pas renouvelable. Sa présence dans le sol terrestre est donc limitée. D’après le Redbook, « Ressources, production et demande en uranium », dans son édition de 2020 publié par l’AEN (Agence pour l’énergie nucléaire) de l’OCDE et l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), les ressources mondiales d’uranium s’élèveraient au 1er janvier 2019 à 8 070 400 tonnes. En y ajoutant les « ressources supplémentaires estimées » dont des études démontrent l’existence, soit 10,6 millions de tonnes[8], on arriverait vers un nombre de l’ordre de 18 millions de tonnes d’uranium qui pourraient garantir le fonctionnement du parc nucléaire mondiale pour au moins deux siècles. Cependant, dans le cadre d’un scénario d’une croissance majeure du nucléaire, comme c’est le cas en France, on peut légitimement se poser la question de la possibilité de manquer de combustible pour la fin du siècle.

Pour faire face à cette possible pénurie, même si elle se manifesterait éventuellement que sur le long terme, des solutions sont envisageables. Il s’agit notamment d’utiliser du thorium, qui bien que non fissile en tant que tel, peut être transformé en uranium 233 fissile dans le cœur d’un réacteur. De nombreux pays possèdent des réserves importantes en thorium et son utilisation permettrait une meilleure gestion des déchets radioactifs. L’amélioration des réacteurs actuels est aussi une piste : les réacteurs de 4ème génération, réacteurs à neutrons rapides, permettraient un rendement de l’uranium 60 fois supérieur au niveau actuel.

Enfin, de nombreux pays misent aussi sur le développement de la fusion nucléaire. Cette technologie, contrairement à la fission nucléaire, consiste non pas à casser des noyaux lourds, mais à assembler des noyaux légers. Elle implique notamment du deutérium, un élément que l’on trouve dans l’eau de mer de manière naturelle[9]. Elle présente d’autres avantages non négligeables comme l’absence de déchet et un emballement physiquement impossible du réacteur. Les recherches actuelles dans la fusion nucléaire sont prometteuses. Le 5 décembre 2022, des chercheurs aux Etats-Unis ont réussi à produire, avec l’installation National Ignition Facility, davantage d’énergie que celle apportée au système[10]  (3,15 MJ produits pour 2,05 MJ délivrés), soit le passage du seuil de rentabilité. Cette prouesse donne de l’espoir quant au développement d’une technologie pour pallier les défauts de dépendance en combustible induite par les réacteurs à fission nucléaire. Cependant, il est à noter que les médias ont fait peu écho de la grande quantité d’énergie (300 MJ) nécessaire au fonctionnement des lasers impliqués dans la fusion nucléaire. Selon les chercheurs américains, il serait possible d’atteindre tout de même un rendement largement excédentaire avec un ensemble de lasers à grand échelle, mais se pose évidemment la question du temps de recherche nécessaire à un modèle de réacteur viable.  Aussi, la technologie de la fusion nucléaire semble inadéquate par rapport au changement climatique, tant sa maturité va sans doute encore requérir plusieurs dizaines d’années…

 

[1] Le nucléaire, un atout stratégique pour la France, https://www.orano.group/fr/idees-recues/independance-energetique-france

[2] L’indépendance énergétique de la France grâce au nucléaire : un tour de passe-passe énergétique, Pierre Breteau https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/01/24/l-independance-energetique-de-la-france-grace-au-nucleaire-un-tour-de-passe-passe-statistique-et-100-d-importation_6110781_4355770.html

[3] EDF a reçu une livraison d’uranium de retraitement enrichi en provenance de Russie, Perrine Mouterde

https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/12/03/nucleaire-edf-a-recu-une-livraison-d-uranium-de-retraitement-enrichi-en-provenance-de-russie_6152763_3234.html

[4] Malgré la guerre en Ukraine, la France se fait livrer une importante cargaison d’uranium naturel et enrichi en provenance de Russie, Greenpeace.fr

https://www.greenpeace.fr/espace-presse/nucleaire-malgre-la-guerre-en-ukraine-la-france-se-fait-livrer-une-importante-cargaison-duranium-naturel-et-enrichi-en-provenance-de-russie/

[5] L’uranium : le combustible nucléaire, https://www.edf.fr/groupe-edf/espaces-dedies/l-energie-de-a-a-z/tout-sur-l-energie/produire-de-l-electricite/l-uranium-le-combustible-nucleaire

[6] Canard enchaîné n° 5326 du 7 décembre 2022

[7] Rapport annuel d’activité 2021 Orano https://www.orano.group/docs/default-source/orano-doc/finance/publications-financieres-et-reglementees/2021/orano-rapport-annuel-activite-2021.pdf?sfvrsn=a2e56244_8

[8] Y-a-t-il un risque de pénurie d’uranium dans le monde ? https://www.sfen.org/vos-questions/y-a-t-il-un-risque-de-penurie-duranium-dans-le-monde/

[9] Nucléaire : l’épineuse question du combustible, Mathieu Grousson

https://lejournal.cnrs.fr/articles/nucleaire-lepineuse-question-du-combustible

[10] Fusion nucléaire : une « percée scientifique majeure » annoncée par un laboratoire américain, David Larousserie https://www.lemonde.fr/sciences/article/2022/12/13/fusion-nucleaire-une-percee-scientifique-majeure-annoncee-par-un-laboratoire-americain_6154238_1650684.html